
Essai d’Arnaud Fossier
2025
(Editeur : La fabrique éditions)
L’auteur

Arnaud Fossier est un historien médiéviste. Il enseigne à l’Université de Bourgogne.
Ses recherches portent sur l’Eglise et la religion au Moyen Age.
Le livre
Dans son essai, Arnaud Fossier procède à une « déconstruction » du Catharisme, cette hérésie qui s’est développée au XIIe et XIIIe siècle dans le midi toulousain et qui a été éradiquée par l’Eglise catholique à la faveur de la croisade des Albigeois.
Il se fonde pour l’essentiel sur un constat : le peu que nous savons des cathares, nous le devons à leurs ennemis, les inquisiteurs. Arnaud Fossier en déduit que le catharisme est une invention des clercs qui ont imputé à leurs opposants des rites et des croyances inspirés d’anciennes hérésies pour mieux les éliminer.
Les cathares ne seraient donc pas les adeptes d’une religion concurrente du catholicisme, mais de simples dissidents, des « ennemis intérieurs » du féodalisme, victimes de « procès de Moscou » avant l’heure.
Commentaire
Le pire pour un historien, c’est de regarder le passé avec un biais idéologique : Arnaud Fossier le fait avec une telle assurance qu’on pourrait croire son livre écrit par une I.A. (car contrairement aux humains, l’intelligence artificielle a réponse à tout).
Concernant les cathares, il faut raison garder : nous ne savons pratiquement rien d’eux. C’est ce qui fait leur intérêt : on peut les voir indifféremment comme des mystiques porteurs d’une vision cosmologique de l’univers, des adeptes moyenâgeux du véganisme ou des promoteurs du tourisme audois ; pourquoi ne pas en faire des ennemis de l’ordre féodal ?
Face à un mystère historique (et le catharisme en est un), un historien « traditionnel » fait le tour des sources dont il dispose ; il les critique, les confronte, les contextualise et les interprète pour tenter d’établir les faits.
Arnaud Fossier procède de façon inverse. Lui, il sait : Il dispose d’une grille d’analyse qui lui permet d’appréhender ce que fut la réalité il y a huit siècles ; il ne lui reste plus qu’à retravailler les sources pour qu’elles corroborent son discours.
Cela l’amène à se livrer à quelques contorsions dialectiques. Il explique par exemple l’adhésion au catharisme d’une partie de la noblesse du Midi par un soi-disant « déclassement des petits féodaux » occitans : ce concept pourrait éventuellement avoir du sens dans la France d’oïl où le droit d’ainesse fabriquait des nobles sans terre, mais il est aberrant appliqué au monde occitan du XIIe où le pouvoir féodal était partagé entre co-seigneurs.
Il explique de même les penchants hérétiques de la « bourgeoisie languedocienne » par la frustration d’être tenue à l’écart du pouvoir. L’idée parait séduisante (elle renvoie au rôle révolutionnaire joué par la bourgeoisie à la fin de la royauté), mais le postulat de départ est faux. A la fin du XIIe, dans les villes du midi toulousain, la « bourgeoisie » s’était émancipée du pouvoir féodal : Toulouse gérée par ses capitouls discutait d’égal à égal avec ses comtes, au point d’être comparée aux républiques italiennes de la Renaissance.
A écouter Arnaud Fossier, les hommes du XIIe étaient mus par leurs seuls intérêts économiques. C’est leur prêter une rationalité qui leur était totalement étrangère : sauver leur âme primait pour eux sur toute considération matérielle.
Arnaud Fossier use beaucoup de l’argument économique dans ses analyses. Il explique la soi-disant complaisance des villes occitanes envers l’envahisseur au début de la croisade par « des franchises – droits ou privilèges – à gagner, outre les profils matériels qu’elles pouvaient bien entendu tirer de l’approvisionnement de la croisade ». C’est une interprétation fallacieuse des faits. Malgré la sidération provoquée par les massacres commis à Béziers, les villes en capacité de résister l’ont fait : Minerve, Lavaur, et bien sûr Toulouse. Les franchises, elles les avaient déjà. Il y a beaucoup de « constructions sociales » dans l’essai d’Arnaud Fossier et peu d’humain ; cela sent le travail de compilation fait loin du terrain.
Quiconque s’intéresse au catharisme est amené à s’interroger : pourquoi cette hérésie (quelle qu’en soit la nature) a pu se manifester librement dans le midi toulousain alors qu’elle aurait été écrasée partout ailleurs ?
C’est une question que ne se pose pas Arnaud Fossier.
Il met toute son énergie à nier la singularité occitane. Il le fait en usant de procédés d’autant plus spécieux qu’ils se veulent novateurs (au delà de l’usage du point inclusif) :
– il élargit le champ territorial de son étude à toute l’Europe, ce qui lui permet d’appliquer aux cathares occitans des considérations relatives aux hérétiques italiens ou allemands,
– il étire temporellement son étude sur deux siècles, alors que l’histoire du catharisme connait deux phases distinctes : la période précédant la croisade, quand les cathares pouvaient se manifester publiquement grâce à la protection de la noblesse locale, et après 1229, quand ils ont connu le sort commun à tous les hérétiques, n’étant plus protégés par le pouvoir séculier. Arnaud Fossier privilégie bien sûr la deuxième phase pour éviter d’avoir à se pencher sur la première. Cela lui permet de prétendre qu’il n’y a jamais eu d’église cathare organisée.
Il ironise sur l’engouement pour les châteaux dits « cathares » qui en réalité ne le sont pas (puisque construits par le pouvoir royal après la croisade des albigeois – fait documenté depuis plus de trente ans), mais il se montre nettement moins rigoureux quand il évoque la croisade des albigeois (1).
Tout en usant d’un ton compassionnel, il minore systématiquement l’ampleur des massacres. Il y aurait eu « quelques centaines de morts tout au plus » à Béziers ; en fait probablement plusieurs milliers, si l’on considère le nombre d’habitants estimé (sans tenir compte des réfugiés qu’avait du accueillir la ville).
Il ne parle pas des buchers du début de la conquête : Minerve, Lavaur, les Cassès … Cela lui évite de se demander pourquoi plusieurs centaines de cathares ont préféré mourir brulés vifs plutôt que de renier leurs convictions : étrange, pour de simples « dissidents » …
Enfin, il ne dit mot de la bataille de Muret qui a été déterminante pour la suite du conflit (Toulouse y a perdu ses milices et le camp occitan son seul allié, Pierre II d’Aragon).
Une évidence semble lui avoir échappé : les « petits féodaux déclassés » du Nord qui se sont rués dans le Midi pour s’y tailler un fief ne parlaient pas la langue du pays : pour eux, l’occitan, ça devait être une sorte d’arabe… Là où Arnaud Fossier n’a vu que des rapports de domination au sein d’une France moyenâgeuse se jouait l’écrasement d’une nation en devenir.
S’il y a une volonté négationniste dans son essai, c’est bien dans ce refus de reconnaître l’existence d’un espace occitan qui n’avait pas forcément vocation à devenir le sud lointain du royaume capétien. Sa prétendue « déconstruction » du « mythe cathare » est juste une contribution wokisante au roman national français.
(1) L’essai d’Arnaud Fossier est truffé de petites et de grandes approximations. Amaury, le fils de Simon de Monfort y est qualifié de « cistercien ». Le cathare toulousain Mauran y est fait citoyen d’Albi (certainement suite à une confusion avec le terme « d’albigeois » utilisé pour désigner les hérétiques). Arnaud Fossier semble d’ailleurs l’ignorer, mais Albi comptait peu de cathares car la ville était placée sous l’autorité directe d’un évêque, comme Narbonne : c’est la raison pour laquelle cette dernière a soutenu les croisés pendant toute la durée du conflit, et non comme le prétend Arnaud Fossier, pour « une courte durée, en raison de la présence passagère du roi de France ». Les faidits n’étaient pas des « hérétiques traqués » mais des nobles occitans dépossédés de leurs terres pour avoir refusé de faire allégeance aux croisés : des résistants en quelque sorte, pour utiliser la terminologie moderniste qu’affectionne Arnaud Fossier. La liste n’est pas exhaustive… The last but not the least : l’ordre des Franciscains aurait été créé par le Pape avec celui des Dominicains pour lutter contre les hérétiques : si c’est vrai pour les Dominicains, le propos est audacieux concernant les Franciscains : ils n’ont jamais eu en charge la police des âmes.
L’extrait
A partir de la seconde moitié du XIIe siècle et plus encore une fois que l’Inquisition a commencé son oeuvre répressive, d’authentiques groupes de dissidents se sont dressés contre le clergé et ont rejeté son autorité, sans qu’il s’agisse d’une pure invention des clercs en mal d’adversaires. Faire une histoire des cathares, c’est donc raconter la manière dont ces femmes et ces hommes se sont organisé.es pour critiquer les institutions dominantes, leur faire face, et leur résister. Mais c’est aussi admettre qu’ils et elles n’ont sans doute pas eu de dessein révolutionnaire ni même l’objectif de reverser les rapports de domination au profit d’une société plus égalitaire.
Réponse d’Arnaud Fossier
(Mail d’Arnaud Fossier reçu le 15 novembre 2025)
Merci à l’auteur de cette critique de me donner un droit de réponse.
Des cathares, selon lui, « nous ne savons pratiquement rien », si bien qu’il est loisible à tout un chacun d’y voir ce qu’il veut, des « adeptes moyenâgeux du véganisme » ou « des promoteurs du tourisme audois ». Au contraire, je le dis dès les premières pages : les sources abondent, mais l’auteur semble m’avoir lu de travers – comme quand il me prête l’intention de faire des cathares des « ennemis de l’ordre féodal », alors que tout mon livre s’emploie à montrer que les dissidents du Languedoc, attachés à l’ordre coutumier, n’étaient en rien des révolutionnaires.
Selon lui, je ne suis pas un vrai historien, car un historien « traditionnel » ne tord pas les sources pour qu’elles « corroborent [s]on discours ». Il les critique, les confronte, et les contextualise. On se demande si l’auteur a pris connaissance des quelques 300 notes de bas de page de mon essai, renvoyant aux recherches les plus récentes sur le sujet, ou plus simplement des divers chapitres que je consacre aux sources et à leur lecture critique – traités anti-cathares, registres d’Inquisition, chroniques, lettres et correspondances, législation conciliaire et pontificale, etc.
J’ai ensuite éprouvé un peu de pitié en lisant sous la plume de l’auteur plusieurs poncifs allant à l’encontre de tout ce que la recherche historique (Jean-Louis Biget, Hélène Débax, Laurent Macé, etc.) a bien montré ces trente dernières années – sur la chevalerie du Midi, le droit d’aînesse, les co-seigneuries, ou les pouvoirs urbains (qui ne sont guère indépendants du comte de Toulouse avant les années 1230-1240) – ainsi qu’une série d’erreurs factuelles dans la seule et unique note de bas de page de cette critique tentant de prouver que « [m]on essai est truffé de petites et grandes approximations ». J’y réponds rapidement ici :
– je ne parle pas d’Amaury de Montfort, mais d’Arnaud Amaury, le légat cistercien du pape ;
– le Peire ou Pierre Maurand dont je parle était bien citoyen d’Albi, et non de Toulouse (sans doute une confusion, ici, avec un autre « Mauran ») ;
– Albi était gouvernée par un évêque, oui, j’étais au courant. Je précise même dans le chapitre XII que les cathares, longtemps tolérés – jusqu’à l’arrivée de Bernard de Castanet –, composaient environ 5% de la population de la ville ;
– les faidits étaient bel et bien des hérétiques fuyant l’Inquisition, et non « des nobles occitans dépossédés de leurs terres pour avoir refusé de faire allégeance aux croisés » ;
– l’ordre des Franciscains a bien été créé avec l’aval du pape, de même que celui des Dominicains, pour ensuite être chargé de lutter contre les hérétiques (notamment en Provence, où ils étaient à la tête de l’Inquisition).
Mais l’essentiel ne tient pas à ces détails. Car vient ensuite l’explicitation du « biais idéologique » dont mon livre souffrirait : je ne prêterais supposément aux hommes du XIIe siècle que des intérêts économiques. Sans doute les chapitres que je consacre aux motivations spirituelles des dissidents, dont les aspirations furent étouffées par le carcan de l’Église post-grégorienne, n’ont-ils pas suffi à l’auteur qui préfère s’en tenir à la vision du catharisme comme d’« un mystère » (reconduisant, peut-être sans le vouloir, la vision ésotérique d’une religion propre à l’Occitanie, héritière de la gnose ou du manichéisme).
L’auteur me fait ensuite dire n’importe quoi au sujet de la croisade albigeoise, à laquelle, soyons honnêtes, je ne consacre qu’un maigre chapitre (au sein d’une synthèse de 200 pages seulement qui tente de couvrir deux siècles d’histoire), alors qu’elle mériterait à l’évidence un livre en soi (et a déjà fait, du reste, l’objet de livres entiers). Je n’en minore pas la violence, contrairement à ce que l’auteur a l’outrecuidance de me faire dire, pas plus que la résistance d’un grand nombre de villes. Je reconnais en revanche n’avoir pas évoqué la bataille de Muret qui fut en effet « déterminante pour la suite du conflit », ni des bûchers de Minerve ou Lavaur. Est-ce une raison pour faire des Albigeois de véritables martyrs qui auraient « préféré brûler vifs plutôt que de renoncer à leurs convictions » ? On se demande où est le biais idéologique…
Il y a à l’œuvre, dans chacun de ces propos, la défense de la civilisation occitane, de sa langue et, pourquoi pas – allons-y dans l’anachronisme crasse –, d’« une nation en devenir », écrasée par la croisade, là où pour ma part, je n’aurais « vu que des rapports de domination au sein d’une France moyenâgeuse », et aurais mis toute mon énergie à nier « la singularité occitane », ainsi que « l’existence d’un espace occitan qui n’avait pas forcément vocation à devenir le sud lointain du royaume capétien ».
Je reconnais qu’il est dur de voir ainsi l’hérésie occitane banalisée, ou du moins réinscrite dans un contexte plus large, et le mythe d’une « Église cathare » ébranlé. L’auteur de la critique en perd d’ailleurs son latin, puisqu’il me reproche d’un côté de ne pas me demander « pourquoi cette hérésie a pu se manifester librement dans le midi toulousain alors qu’elle aurait été écrasée partout ailleurs », pour ensuite m’accuser d’« élargir le champ territorial de mon étude à toute l’Europe, ce qui [me] permet d’appliquer aux cathares occitans des considérations relatives aux hérétiques italiens ou allemands. »
En somme, de déconstructionniste, je deviens carrément « négationniste », sans doute sous l’effet délétère du « wokisme » – une étiquette dont on ne sait ce qu’elle signifie pour l’auteur – et des vapeurs de l’écriture inclusive.
Sachez, Monsieur, que je ne viens pas vous dicter votre pensée ni ce à quoi vous êtes autorisé à croire. Souffrez donc, en retour, que les historien.nes (merci de maintenir ici le point médian) fassent leur travail : critiquer les évidences apprises, déboulonner des mythes, mettre à distance nos émotions, autant de choses qu’une I.A. – puisque vous me soupçonnez d’y avoir eu recours comme l’atteste le « biais idéologique » de mon livre (1) – serait parfaitement incapable. Quand vous dites qu’il y a « beaucoup de constructions sociales » dans mon livre et que « cela sent le travail de compilation fait loin du terrain » (tout en me reprochant d’user « d’un ton compassionnel » – décidément, encore une contradiction…), je préfère le prendre comme un compliment : j’ai donc bien fait œuvre d’historien.
(1) Voilà du reste qui ne manque pas de sel quand on sait que l’I.A., programmée pour rester neutre, est incapable d’exercer le moindre sens critique.
Mise au point
Précisions apportées en complément au droit de réponse d’Arnaud Fossier.
« Les cathares, ennemis de l’intérieur », page 102 :
« Peu de temps après la mort brutale de Simon de Montfort en 1218, puis la déconfiture du cistercien Amaury de Montfort à Carcassonne en 1224, Raymond VII, fils et successeur de Raymond VI, mène la reconquête aux côtés de Raimond II Trencavel. »
Amaury, fils de Simon de Montfort, a bien été confondu dans le livre avec Arnaud Amaury, légat du Pape.
« Les cathares, ennemis de l’intérieur », page 70 :
« Cinquante ans avant que le roi ne descende pour de bon dans le Midi de la France à l’invite des croisés, cette lettre provoque une mission, sous la direction de l’abbé de Clairvaux Henri de Marcy qui, exaspéré par la lenteur du comte, décide de faire de Pierre Maurand – l’un des membres les plus éminents du patriarcat urbain d’Albi – une victime expiatoire. Celui-ci a d’abord refusé de comparaître puis, saisi par la peur, a fini par abjurer publiquement son « hérésie ».
Devant cette énorme foule, Pierre […] fut conduit dénudé, nu-pieds, depuis le portail de l’église, flagellé par l’évêque de Toulouse et l’abbé de Saint-Sernin, jusqu’à ce qu’il se prosterne aux pieds du seigneur légat sur les marches de l’autel. »
Il s’agit d’un seul et même personnage, Pierre Maurand, bourgeois hérétique toulousain, dont le nom a été mal orthographié dans notre article.
Rôle des Franciscains dans l’Inquisition :
Les Franciscains ont effectivement été en charge de l’Inquisition aux côtés des Dominicains (mais ailleurs que dans le Midi toulousain) : notre article est donc erroné sur ce point.
Ces précisions / corrections s’imposaient, même si elle concernent des points secondaires. Pour le reste, notre article se suffit à lui-même : on ne va quand même pas se paraphraser !









































