Par-delà l’androcène

Essai d’Adélaïde Bon, Sandrine Roudaut et Sandrine Rousseau
2022
(Editeur : SeuilLibelle)

Les auteurs

Adélaïde Bon est comédienne. Elle est l’auteur de La petite fille sur la banquise, livre dans lequel elle décrit les ravages causés par le viol qu’elle a subi à l’âge de neuf ans.

Sandrine Roudaut est perspectiviste, conférencière et cofondatrice des éditions La Mer Salée.

Sandrine Rousseau est la députée EELV / NUPES de la neuvième circonscription de Paris.

Le livre

L’anthropocène désigne la période géologique où l’homme a commencé à modifier la nature en profondeur. L’androcène, c’est l’anthropocène genré, l’empire du mal(e). L’humanité se divise en deux : d’un côté, les mâles, les hommes blancs hétérosexuels ; de l’autre, leurs victimes : les femmes, les enfants, les racisés et la classe ouvrière (prolétaires mâles y compris, à condition qu’ils ne gagnent pas plus que le SMIC). Tous les maux de la planète résultent de la domination des mâles sur le restant de l’humanité.

Depuis l’avènement de l’androcène (à partir de Descartes, semble-t-il), la Terre est une vallée de larmes. Le comble de l’horreur : le génocide des sorcières, motivé par la privatisation des communs (espaces villageois cultivés par les femmes).

Par delà l’androcène est une longue plainte victimaire, heureusement limitée à 50 pages par l’éditeur. C’est un manifeste doloriste, quasiment un catéchisme cathare qui – Dieu merci – ne propose pas de sortir de l’enfer terrestre par une endura (1) collective, mais par une grande réconciliation (avec la nature, pas avec les méchants) : tous unis, tournons sept fois autour de Wall Street en chantant et le capitalisme s’effondrera …


(1) Endura : suicide par le jeûne préconisé par les cathares.

Commentaire

Par-delà l’androcène est une pochade indigente, comme en témoigne sa présentation des notions de nature et de culture (2) ; mais ce livre n’a pas l’ambition de révolutionner la pensée contemporaine : il est destiné à servir la stratégie marketing de Sandrine Rousseau.

Faut-il le rappeler ? Sandrine Rousseau est un pur produit de l’appareil d’EELV. A la différence d’Eric Jadot, son principal ennemi au sein du parti, elle n’a jamais participé à quelque combat écologiste que ce soit ; son seul terrain de lutte, ce sont les réseaux sociaux, les studios télé et les coulisses du pouvoir.

L’idéologie dont elle se réclame depuis son retour en politique, l’éco-féminisme, qui a inspiré Par-delà l’androcène, est un des avatars les plus grotesques du wokisme. C’est un mélange de religiosité écologiste et de nombrilisme parisien (3). L’éco-féminisme, c’est la phase terminale de l’écologie politique : on ne voit pas ce qui pourrait venir après …


(2) c.f. page 14 : « La distinction entre culture et nature a été construite pour donner un sens à la soif de puissance, d’hégémonie et de suprématie de quelques-uns. Elle a marqué au fer rouge l’élaboration des sociétés, usant de la terreur comme arme de discipline massive. »


(3) Le désintérêt des éco-féministes pour la révolte des femmes en Iran montre les limites – en particulier géographiques – de leur « radicalité ».

La preuve par le miel

roman de Salwa al Neimi

traduit de l’arabe par Oscar Heliani et revu par l’auteur

2008 (Editeur : Robert Laffont)

L’auteur

Salwa al Neimi est une romancière et poétesse syrienne. Elle est née en 1950 à Damas où elle a fait des études de littérature arabe. Elle vit à Paris et travaille au service communication de l’Institut du Monde Arabe. Elle a publié en français une sélection de ses poèmes traduits de l’arabe, Mes ancêtres les assassins, et un roman, Presqu’ile arabe.

Le livre

La narratrice, d’origine syrienne, passe auprès de ses collègues et de ses amis pour une femme discrète, attentive, complice. Mais elle a une passion secrète : le sexe. Si elle est à l’écoute des autres, c’est pour se nourrir de leur histoire intime ; elle profite de sa fonction de bibliothécaire pour se plonger dans la littérature érotique arabe et elle exploite chaque rencontre amoureuse pour approfondir sa connaissance des hommes et du plaisir qu’ils lui donnent.

Point d’orgue de cette vie parallèle : sa relation avec un mystérieux amant, le Penseur. Avec lui, elle a pu partager sa passion et la mettre en mots. Plus qu’un initiateur, le Penseur a été un révélateur : il lui a permis de poursuivre sa quête en toute conscience.

Commentaire

La preuve par le miel renvoie par sa forme et son style aux traités érotiques qui fascinent tant la narratrice. C’est à la fois une ode au plaisir et un état des lieux de la sexualité dans le monde arabe.

Avec humour, l’auteur traque la dissimulation et la duplicité dont font preuve ses contemporains dans leur relations amoureuses. L’immoralité n’est pas dans la recherche du plaisir, mais dans les voies tortueuses qu’elle prend. Salwa al Neimi milite pour des relations sexuelles débarrassées de toute hypocrisie, obéissant au seul désir. « Mon histoire n’est pas un scandale, ni mon livre. Le scandale était dans le secret. Mais le secret n’est plus ».

La preuve par le miel est un livre insolent qui ignore superbement morale et religion. Provocation suprême : il a été écrit par une femme, directement en arabe.

Il dresse le portrait en creux d’un « don juan » féminin : une femme libre, à l’écoute de son désir mais attachée à garder le contrôle dans ses relations amoureuses (dans son récit, le mot grossier n’est pas « sexe », mais « amour » !).

L’extrait

Je passais le voir le matin, avant de partir travailler. Je montais les marches en courant. A peine avais-je sonné qu’il ouvrait vite la porte, comme s’il m’attendait, à moitié endormi. Je me mettais nue et me glissais dans le lit. Je l’enlaçais et commençais à le humer. Il écartait la couverture et ses mains me caressaient. Lentement. Il goûtait mon miel avec gravité et bonheur. Je parcourais de mes lèvres tous les lieux de son corps. Mes yeux s’ouvraient, mon corps aussi. Nous trouvions notre rythme : entre moi qui étais impatiente et lui qui savourait le plaisir. Le temps passe sans nos séparer. Sans nous arrêter. Sous lui, sur lui, sur le côté, sur le ventre, à genoux. Entre chaque position, il répétait : j’ai une idée. Il n’était jamais à court d’idées. Et moi, j’aime la philosophie, le monde des idées. Je l’ai appelé : le Penseur.

Le Penseur m’a écrit une lettre. Une lettre d’amour. Je me suis dit : Comment peut-il employer le mot amour ? Je l’évite autant que je peux. Avec lui comme avec les autres. Je ne connais pas l’amour, je connais le désir. L’amour appartient à un au-delà qui me dépasse, et je me refuse à lui courir après. Le désir, le mien ou celui de l’autre, je le connais, je le touche, je le vois, je le sens, je vis ses effets et ses métamorphoses. Lui seul me prend par la main pour me conduire vers mes espaces inexplorés.

L’amour est pour l’âme, le désir est pour le corps. Je n’ai pas d’âme. Cette idée me hantait avant même d’apprendre qu’il fut un temps où les femmes étaient privées d’âmes.

Pour aller plus loin …

Lire la critique de « La preuve par le miel » publiée dans le Monde (juin 2008)

Visionner l’ interview de Salwa al Neimi à France 24 à l’occasion de la sortie de son roman « Presqu’ile arabe » (avril 2013)


American dirt

roman de Jeanine Cummins

traduit de l’anglais par Françoise Adelstain et Christine Auché

2020 (Editeur : Philippe Rey)

L’auteur

Jeanine Cummins est une écrivaine américaine née en 1974. Elle vit aux Etats-Unis, dans l’état de New York. Elle connait avec American dirt son premier grand succès littéraire.

Le livre

Lydia vit à Acapulco, avec son mari Sebastian, journaliste, et son fils Luca, 8 ans. Elle tient une petite librairie où elle partage sa passion des livres avec quelques clients. Cette vie construite patiemment, amoureusement, s’effondre en quelques secondes, quand des tueurs font irruption dans une fête familiale et massacrent ses proches. En cause : un article de Sebastian sur le chef du cartel local.

Seule rescapée de la tuerie avec Luca, elle n’a d’autre choix, pour survivre, que de se fondre dans le flot des migrants qui traversent le Mexique pour rejoindre les Etats-Unis.

Avec son fils, elle entreprend de remonter vers le nord, clandestinement, en voyageant sur le toit de trains de marchandise. Elle doit se méfier de tous : des autres migrants qui pourraient lui voler l’argent pour le passeur ; des membres des cartels, omniprésents ; des hommes, simplement parce qu’elle est une femme …

Lydia et Luca vivent avec la hantise de tomber entre les mains de la migra, la police qui traque les réfugiés pour les expulser, les rançonner ou les livrer à des réseaux mafieux.

Ils doivent aussi composer avec la souffrance, le manque lancinant des êtres aimés et le souvenir atroce de leur mort.

Quelques moments d’humanité viennent cependant adoucir cette traversée de l’enfer : l’amitié de deux soeurs, la solidarité d’anonymes croisés sur leur route … Raisons d’espérer ou simples sursis avant une fin inéluctable ?

Commentaire

American dirt est un superbe thriller. Dès les premières lignes, on est happé par la spirale de violence qui emporte Lydia et son fils. En phrases courtes, hachées, Jeanine Cummins nous associe à leur fuite, au plus près. Elle nous projette dans un univers dont personne ne maîtrise les règles, où la moindre erreur peut être fatale : un pied qui glisse, un regard mal interprété, un sac perdu … L’angoisse est notre compagnon de voyage tout au long du livre.

Ce roman est un témoignage glaçant sur la violence de la société sud-américaine. Il décrit un monde dans lequel policiers et membres des cartels – ce sont parfois les mêmes – ont un droit de vie et de mort sur leurs semblables, un monde où même le rêve d’une vie simple est impossible.

C’est aussi un très bel hommage aux hommes et aux femmes qui refusent cette violence, qu’ils aient choisi de partir ou de rester.

Lors de la sortie du livre aux Etats-Unis, plusieurs journalistes et écrivains d’origine latina ont accusé Jeanine Cummins « d’appropriation culturelle » : n’étant pas d’origine hispanique, elle ne serait pas habilitée à parler des migrants sud-américains. Ils ont même lancé une fatwa contre elle pour dissuader les librairies de vendre son livre.

Cette accusation est grotesque : elle revient à condamner toute création littéraire (autant reprocher à Flaubert d’avoir écrit Madame Bovary). Elle parait particulièrement ridicule après la lecture de la postface du livre dans laquelle Jeanine Cummins explique pourquoi elle a écrit ce roman.

L’extrait

Luca saute. Et chaque molécule dans le corps de Lydia saute avec lui. Cette chose, cette si petite chose ramassée, ses muscles et ses os, sa peau et ses cheveux, ses pensées, ses mots et ses idées, l’immensité de son âme même, c’est tout cela qu’elle voit au moment où son corps échappe à la sécurité du pont et s’envole, juste quelques secondes, d’abord vers le haut, si grand est l’effort, jusqu’à ce que la pesanteur s’en saisisse et le projette vers le toit de la Bestia. Lydia le suit des yeux, des yeux si agrandis par la peur qu’ils lui sont presque sortis de la tête. Ensuite il atterrit à quatre pattes comme un chat, la vélocité de son saut affronte la vélocité du train, et il roule sur lui-même, une jambe s’échappe vers le rebord du toit, l’entraînant avec elle, et Lydia essaie de hurler son nom, mais sa voix s’est cassée et s’éteint et puis l’un des migrants l’attrape. Une grande main rugueuse sur le bras de Luca, l’autre qui l’empoigne par le fond du pantalon. Et Luca, en sécurité dans les bras robustes de cet étranger au sommet du train, lève la tête et cherche sa mère. Capte les yeux de sa mère. Hurle :

– Je l’ai fait, Mami ! Mami ! Saute !

Déserté de toute pensée, si ce n’est que Luca est là, Lydia saute.


Le Consentement

Roman autobiographique, de Vanessa Springora
2020
(Editeur : Grasset)

L’auteur

Vanessa Springora est née en 1972. Elle est éditrice.

« Le Consentement » est son premier livre.

Le livre

Gabriel Matzneff (G.) est une figure de l’intelligentsia parisienne : il est passé plusieurs fois à « Apostrophes » et a reçu le prix Renaudot en 2013. Pédophile militant, il a fait de sa vie sexuelle son fond de commerce, allant jusqu’à utiliser les lettres de ses victimes comme matériau pour ses livres.

Vanessa Springora (V.) l’a rencontré en 1985 alors qu’elle avait 14 ans. Elle relate dans le « Consentement » sa liaison avec l’écrivain, qui a duré deux ans.

Elle évoque l’environnement familial et les ressorts psychologiques qui ont fait d’elle une proie : parents divorcés, père absent, mère démissionnaire, solitude affective, fragilité de l’adolescence … elle décrit les jeux de séduction et de pouvoir de Matzneff. Elle révèle l’envers du décor, la vie sordide d’un écrivain qui a mis la littérature au service de son addiction avec la complicité de ses pairs. Elle raconte son désarroi et sa souffrance après avoir rompu, son incapacité pendant longtemps à établir une relation de confiance avec un homme.

Gabriel Matzneff est d’une perversité rare : il a enfermé ses victimes dans ses livres, leur enlevant toute possibilité d’oubli et de rémission. C’est ce qui a incité Vanessa Springora a écrire à son tour, en contrepoint du discours du prédateur, livre contre livre en quelque sorte.

Commentaire

Publié en plein mouvement #metoo, « le consentement » a rencontré un écho important, en particulier dans le monde des lettres (qui avait beaucoup de choses à se faire pardonner).

Le roman ne présente pas un grand intérêt littéraire : le récit est linéaire, la narratrice-sujet reste à distance et l’écriture manque de relief. Mais l’enjeu du livre n’est pas là. Vanessa Springora veut avant tout témoigner. Elle s’attache à décrire de façon clinique le modus operandi d’un pervers narcissique. Certaines scènes, racontées dans leur froide réalité, sont glaçantes.

Au delà des faits, Vanessa Springora nous interpelle : comment les adultes (parents, mais aussi médecins et policiers) ont-ils pu être complices à ce point d’un pédophile ? Comment le Tout-Paris littéraire a-t-il pu être aussi complaisant envers un des siens ? Vanessa Springora révèle au passage la bêtise de l’intelligentsia française qui a suivi Matzneff dans ses entreprises les plus tordues (1). Elle nous amène à nous interroger sur notre responsabilité individuelle et collective face aux prédateurs sexuels.

Son livre pose avec beaucoup d’acuité et de justesse la question du consentement, point nodal de la violence sexuelle. Que vaut le consentement d’un enfant ou d’un adolescent, dont l’univers psychologique est si éloigné de celui des adultes ? Que vaut un consentement donné sous emprise ou résultant d’un rapport de force ?

Il ne peut y avoir de relation amoureuse fondée sur une relation de domination, même « entre adultes consentants ».

(1) En 1977 à l’instigation de Matzneff, Roland Barthes, Gilles Deleuze, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, André Glucksmann, Louis Aragon … ont signé une lettre ouverte dans le Monde demandant la dépénalisation les relations sexuelles entre mineurs et adultes.

L’extrait

Le rôle de bienfaiteur qu’aime se donner G. dans ses livres consiste en une initiation des jeunes personnes aux joies du sexe par un professionnel, un spécialiste émérite, bref, osons le mot, par un expert. En réalité, cet exceptionnel talent se borne à ne pas faire souffrir sa partenaire. Et lorsqu’il n’y a ni souffrance ni contrainte, c’est bien connu, il n’y a pas de viol. Toute la difficulté de l’entreprise consiste à respecter cette règle d’or, sans jamais y déroger. Une violence physique laisse un souvenir contre lequel se révolter. C’est atroce, mais solide.

L’abus sexuel, au contraire, se présente de façon insidieuse et détournée, sans qu’on en ait clairement conscience. On ne parle d’ailleurs jamais d' »abus sexuel » entre adultes. D’abus de « faiblesse », oui, envers une personne âgée, par exemple, une personne dite vulnérable. La vulnérabilité, c’est précisément cet infime interstice par lequel des profils psychologiques tels que celui de G. peuvent s’immiscer. C’est l’élément qui rend la notion de consentement si tangente. Très souvent, dans des cas d’abus sexuel ou d’abus de faiblesse, on retrouve un même déni de réalité : le refus de se considérer comme une victime. Et, en effet, comment admettre qu’on a été abusé, quand on ne peut nier avoir été consentant ? Quand, en l’occurrence, on a ressenti du désir pour cet adulte qui s’est empressé d’en profiter ? Pendant des années, je me débattrai moi aussi avec cette notion de victime, incapable de m’y reconnaître.


Violence et islam

Entretiens d’Adonis avec Houria Abdelouahed

2015

(Editeur : Seuil)

Les auteurs

Adonis (Ali Ahmed Saïd) est considéré comme le plus grand poète arabe vivant. Il est né en 1930 en Syrie dans une famille alaouite ; il vit actuellement en France. Son oeuvre la plus connue est « al-Kitâb » (le livre).

Houria Abdelouahed est une psychanalyste d’origine marocaine, maître de conférences à l’université Paris Diderot. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont « Figures du féminin en islam » (PUF, 2012).

Le livre

Sous forme de dialogue, Adonis et Houria Abdelouahed se livrent à une analyse de l’Islam institutionnel sous l’angle historique, psychologique et culturel.

Ils partent de l’échec des révolutions arabes de 2011. Pour Adonis, cet échec est dû au fait que les révolutionnaires ont voulu renverser leurs dirigeants sans remettre en cause l’ordre social. Leur lutte pour le pouvoir s’est rapidement transformée en combat religieux.

Car en terre d’islam pouvoir temporel et pouvoir spirituel sont intimement liés. L’islam exige du musulman qu’il se fonde dans la communauté des croyants (l’oumma) et qu’il fasse allégeance au détenteur du pouvoir politique, le représentant de Dieu sur terre.

Ainsi sacralisé, le pouvoir peut légitimement user de violence contre ceux qui refusent de se soumettre, les dissidents et les « mécréants ». Dans de nombreux versets, le Coran leur promet les pires supplices : « Leur asile sera la Géhenne. Chaque fois que le Feu s’éteindra, nous en ranimerons, pour eux, la flamme brûlante » [Coran 17:97].

Idéologie du pouvoir politique, l’islam l’est aussi du pouvoir de l’homme sur la femme. Celle-ci est un bien dont l’homme dispose à son gré, pour la procréation ou pour le plaisir : « vos femmes sont pour vous un champ de labour : allez à votre champ comme vous le voudrez » [Coran 2:223]. En réduisant la femme à un sexe, l’islam nie le principe de féminité et substitue à l’amour la jouissance morbide de la possession.

L’Islam considère que la vérité transmise par le prophète est une vérité ultime (« après moi nul prophète »). Rien de grand n’existait avant la révélation, et rien de supérieur ne pourra venir après. Le croyant est condamné à perpétuer le passé. Tout questionnement lui est interdit.

La civilisation arabe a pourtant produit de grands philosophes et poètes : Averroès, Avicène, Ibn Arabî… Mais ceux-ci ne se sont jamais appuyés sur la religion et ont souvent été en délicatesse avec le pouvoir politique.

Adonis oppose la religion à la mystique et à la poésie. Selon lui, ce sont ces deux dernières qui font la grandeur et la richesse de la civilisation arabe. A la différence de la religion, la poésie arabe a magnifié la femme : « stérile tout lieu qui ne se féminise pas » [Ibn Arabî].

Pour Adonis, l’islam historique est aujourd’hui en fin de course avec le wahhabisme et ses avatars Daech et al Qaida. La religion relève du domaine privé et ne doit pas régir la vie sociale. Pour accéder à la modernité, le monde musulman doit accepter le libre questionnement et s’ouvrir aux autres civilisations.

Commentaire

« Violence et Islam » a fait l’objet de présentations édulcorées dans les médias lors de sa sortie : d’aucuns ont voulu n’y voir qu’une critique du fondamentalisme musulman, alors que le livre constitue une remise en cause de l’islam jusque dans son texte fondateur, le Coran.

Adonis fait une lecture décapante du dogme : il considère que la violence et son corolaire, l’asservissement de la femme, sont intrinsèques à l’islam. Pour lui, la religion est antinomique de l’idée même de progrès.

Face au fondamentalisme, il prône la laïcisation de la société musulmane et met la liberté de la femme au coeur de toute démarche émancipatrice.

L’extrait

A : Il n’existe pas un islam modéré et un islam extrémiste, un islam vrai et un islam faux. Il y a un islam. Nous avons en revanche la possibilité de faire d’autres lectures.

H : Nous avons celle des fuqahâ’ (théologiens), qui alimentent le wahhabisme et donc la charia, et il y a ceux qui ont lu la philosophie grecque ou occidentale, les sciences humaines… et qui ne peuvent plus accepter ce premier islam. Il y a ceux qui prônent la suppression des versets embarrassants. Est-ce une solution ? Soit c’est un texte divin et on fait avec, ce qui paraît difficile au XXIe siècle, soit on invente notre modernité. En fait, depuis le début, nous interrogeons les assises pulsionnelles et symboliques de notre identité.

A : Il faudrait une nouvelle lecture : libre et réfléchie. Et nous devons sortir de cet amalgame entre islam et identité. La religion n’est pas une identité. Et je rappelle ces deux faits : au moment des conquêtes islamiques, le monde était presque vide. La nouvelle religion n’avait pas en face d’elle une grande civilisation… Donc l’islam a pu tenir. Or aujourd’hui, il se trouve face à une civilisation qui a fait une rupture radicale avec le passé. Il n’a pas su dialoguer avec les avancées des civilisations modernes. A ce titre, l’islam fait partie du passé. Donc, historiquement parlant, il est fini.


Contre-histoire des Etats-Unis

Essai historique de Roxanne Dunbar-Ortiz

2018

(Editeur : Wildproject)

L’auteur

Roxanne Dunbar Ortiz est née en 1938. Sa mère était d’ascendance indienne. Elle a grandi dans une famille de métayers dans l’Oklahoma (le « pays indien ») . Docteur en histoire, féministe, militante des droits civiques dans les années 1960, elle se consacre à la cause amérindienne depuis 1970.

Le livre

De la naissance des Etats-Unis, nous savons ce qu’en disent le cinéma et la littérature : la détermination des immigrants du Mayflower, le courage des colons partant à la conquête de l’Ouest dans leurs charriots bâchés, l’héroïsme de Custer.

Tout ceci n’est que mythologie.

Dans son livre, Roxanne Dunbar Ortiz nous raconte la véritable histoire des Etats-Unis, celle qu’ont vécu les amérindiens : l’histoire de la destruction de centaines de nations indigènes par un état colonial.

Les Etats-Unis sont issus des colonies de peuplement anglaises d’Amérique du nord. Ils se sont développés aux dépens des peuples autochtones. Destruction des récoltes, chasse aux scalps, viols, massacre des non combattants, déportation des survivants : les Etats-Unis ont eu recours de façon systématique à la guerre irrégulière menée par des milices pour s’emparer des territoires indigènes.

Ces terres ont servi à alimenter le marché foncier américain ; elles ont permis la création de vastes plantations cultivées par des esclaves. Génocide et esclavage vont de pair ; ils constituent le « procédé d’accumulation primitive » du capitalisme américain.

Roxanne Dunbar Ortiz dénonce les idéologies qui ont sous-tendu la conquête de l’Amérique, en particulier le racisme qui permet de considérer le noir comme une marchandise et l’indigène comme un gibier.

Elle revisite quelques mythes :

– A l’arrivée des européens, l’Amérique du Nord n’était pas une terre vierge. Les nations amérindiennes avaient mis le continent en culture (les historiens parlent de « civilisations du maïs »).

– La « frontière » n’était pas le lieu d’échanges culturels entre amérindiens et occidentaux cher à certains intellectuels, mais la zone grise où tueurs d’indiens et colons sans terre procédaient au nettoyage ethnique en préparation à une nouvelle avancée de la « civilisation ».

– Certes, les amérindiens ont été décimés par les épidémies importées par les européens, mais cela n’atténue en rien l’importance du génocide dont ils ont été victimes. La maladie a d’ailleurs été utilisée comme une arme par les colons, au même titre que l’alcool et la famine.

Après l’achèvement de la conquête, la destruction des nations indigènes s’est poursuivie sous une forme économique, culturelle et sociale, faisant des réserves indiennes des îlots de misère.

L’histoire de l’extermination des indigènes, c’est aussi l’histoire de leur résistance. Tout au long du XXe siècle, les indiens n’ont cessé de défendre leurs droits face à l’état américain. Cette lutte a connu une recrudescence dans les années 1970 avec l’apparition du Red Power dans la foulée du mouvement pour les droits civiques.

En décrivant cette résistance, Roxanne Dunbar Ortiz met à mal un dernier mythe : les natives ne sont pas une composante parmi d’autres du melting pot américain. Ce sont les descendants des premiers habitants de l’Amérique qui se battent pour la restitution de leur territoire et la renaissance de leurs nations.

Commentaire

En se focalisant sur le crime fondateur, le génocide indien, Roxanne Dunbar Ortiz ne propose pas seulement une histoire des Etats-Unis iconoclaste, aux antipodes de l’hagiographie officielle ; elle remonte à l’origine de la violence de la société américaine, gangrénée par l’idéologie de la conquête, et montre comment le passé colonial des Etats-Unis a façonné la politique de ce pays dans le monde.

Au delà de l’analyse historique, à travers la lutte des communautés indigènes pour leur survie, elle pose la question du devenir de la société américaine : une autre Amérique est-elle possible ?

Le livre de Roxanne Dunbar Ortiz oscille entre essai et étude historique, d’où quelques analyses redondances et des aller-retour chronologiques ; il souffre par ailleurs de l’absence de cartes. Mais ce ne sont là que des défauts mineurs au regard de l’acuité du regard qu’il porte sur les Etats-Unis.

L’extrait

L’histoire des Etats-Unis est l’histoire d’une colonisation de peuplement, marquée par la création d’un Etat fondé sur le suprématisme blanc, sur la pratique généralisée de l’esclavage, sur le génocide et le vol de terres. Ceux qui veulent lire une histoire avec une fin heureuse, une histoire de rédemption et de réconciliation, passeront leur chemin : une telle conclusion n’est pas visible, pas même dans les rêves utopiques d’une société meilleure.

Ecrire l’histoire des Etats-Unis telle que les peuples indigènes la vécurent requiert de penser à neuf le récit national. Ce récit est faux ou déficient, non dans le détail des dates et des faits, mais dans son essence même. Et il persiste, en dépit de la liberté d’expression et de l’abondance d’informations disponibles, parce que personne ne semble vouloir remettre en question le récit galvaudé de nos origines. Peut-on transformer la société en reconnaissant la réalité de l’histoire des Etats-Unis ? Telle est la question centrale de ce livre.

Pour aller plus loin …

Sitting Bull, un des vainqueurs de la bataille de Little Big Horn (1876), assassiné en 1890 à la veille du massacre de Wounded Knee.

Brève chronologie de la création des Etats-Unis

1492 : découverte de l’Amérique par Christophe Colomb.

1609 : fondation de la 1ère colonie anglaise à Jamestown, en Virginie.

1620 : arrivée des pélerins du Mayflower.

1754-1763 : guerre de 7 ans entre la France et l’Angleterre. Déportation des acadiens (le « Grand Dérangement »).

1775 – 1783 : guerre d’indépendance.

1803 : achat de la Louisiane à la France. Les Etats-Unis doublent leur superficie.

1817 : début des guerres contre les Seminoles.

1826 : publication du « Dernier des mohicans » : invention du mythe américain.

1829 – 1837 : présidence d’Andrew Jackson, militant actif de l’extermination des indiens.

1831 – 1839 : « La piste des larmes » : déportation des indiens vivant à l’est du Mississippi (Cherokees, Seminoles, Creeks, Chicachas) dans le « territoire indien » (le futur OKlahoma).

1846 – 1848 : guerre contre le Mexique. Annexion de la moitié de son territoire par les Etats-Unis.

1848 : ruée vers l’or en Californie.

1850 : début de la guerre contre les Apaches.

1861 – 1865 : guerre de Sécession. Abolition de l’esclavage dans les états confédérés.

1862 : début de la guerre contre les Sioux.

1876 : victoire de Sitting Bull à Little Big Horn contre Custer.

1886 : réédition du chef apache Geronimo.

1887 : loi de Lotissement général : morcellement et privatisation des terres indigènes.

1890 : massacre de Wounded Knee.

Wounded Knee (1890). Cadavre du chef Sioux Big Foot.

Quelques chiffres

On estime généralement que le continent américain comptait 100 millions d’habitants à l’arrivée de Christophe Colomb (dont 10 millions en Amérique du Nord).

Cette population se réduisait à 10 millions à la fin du XVIIIe siécle.

En 1900, on dénombrait 237 000 indiens aux Etats-Unis.

Aujourd’hui, les Etats-Unis comptent environ 3 millions d’amérindiens (sur une population totale de 328 millions d’habitants). L’administration américaine reconnait 564 communautés indigènes. Les Etats-Unis ont signé plus de 300 traités avec des nations indiennes. Aucun n’a été respecté. En 1955 les territoires possédés par les indiens représentaient 2,3% des réserves indiennes d’origine.

Wounded Knee (1973). Occupation du site par des militants indigènes

Dites lui que je l’aime

texte autobiographique de
Clémentine Autain

2019

(Editeur : Grasset)

L’auteur

A force de militantisme groupusculaire, Clémentine Autain a acquis une certaine notoriété à la gauche de la Gauche. Membre de la direction de la « France Insoumise », elle a été élue en 2017 députée de la 11ème circonscription de la Seine-Saint-Denis. Elle est par ailleurs directrice de publication de la revue « Regards ».

Le livre

Dans « Dites lui que je l’aime » Clémentine Autain s’adresse à sa mère, la comédienne Dominique Laffin, morte en 1985 (Clémentine avait alors 12 ans).

Elle lui dit combien, enfant, elle s’est sentie abandonnée par une mère égoïste et fantasque, prisonnière de ses démons, incapable de s’occuper de sa fille.

Alors qu’elle s’est construite contre elle (au point de refuser pendant longtemps de voir ses films), Clémentine Autain a découvert, à la faveur d’une rencontre, que sa mère l’aimait profondément.

Partie à sa recherche dans les souvenirs de ceux qui l’ont connue, amis, voisine, amants, elle a découvert une jeune femme libre, attachante malgré ses fêlures, avec qui elle se sent aujourd’hui en raisonnance, en dépit des souffrances passées.

Commentaire

Clémentine Autain se livre beaucoup dans ce texte : c’est déjà une (belle) surprise ; les hommes – et femmes – politiques ne nous ont pas habitués à autant de transparence.

Par touches successives, en courts chapitres, Clémentine Autain évoque de façon émouvante, avec beaucoup de justesse, son enfance hors norme faite de solitude, d’attente, d’angoisse face à une mère solaire mais imprévisible. Elle montre comment son sentiment d’abandon s’est mué au fil du temps en colère contre la mère absente.

Son récit de la quête de sa mère, de la femme qu’elle fut, est très construit, malgré sa fluidité apparente : Clémentine Autain nous fait suivre de façon très subtile, sans nous le dire, un cheminement qui ressemble beaucoup à un parcours d’analyse.

L’âge aidant, nous sommes nombreux à nous engager peu ou prou dans une démarche similaire. A travers son histoire personnelle, Clémentine Autain nous renvoie à la notre.

En cela, elle a fait un beau travail d’écrivain. « Dites lui que je l’aime » est un petit bijou littéraire, jusque dans son écriture, à la fois simple et raffinée.

L’extrait

… Je venais d’avoir douze ans lorsque tu es morte, j’en ai quarante deux. Tu es partie il y a si longtemps que la haine s’est éteinte, évaporée avec les années. Sans doute ma colère s’est-elle simplement fracassée sur le mur de ton absence. Alors j’ai décidé de vivre avec ce mur qui s’est transformé en une sorte de mire de vieille télévision, un faux rien. Attachée à la distance qui s’est installée entre nous depuis ces trois décennies que tu n’es plus, je ne voulais pas être dérangée …